Plongée dans l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle, la Roumanie s'affaire, avec le soutien de ses alliés occidentaux, à détecter toute trace d'ingérence russe dans la percée du candidat anti-système Calin Georgescu, arrivé en tête du premier tour le 24 novembre. Le second tour du scrutin doit se tenir le 8 décembre. Intelligence Online, en partenariat avec le média roumain Snoop et avec le soutien du fonds européen pour le journalisme d'investigation IJ4EU, est en mesure de dévoiler l'ampleur des activités d'une galaxie de l'influence pro-russe gravitant autour d'un discret opérateur d'origine moscovite, AdNow, très actif dans la campagne. Or celui-ci s'est déjà illustré dans des opérations de manipulation de l'information en Europe, en particulier en France.
Le 24 mai 2021, alors que le pays est en pleine crise sanitaire à cause de l'épidémie de Covid-19, le youtubeur Léo Grasset, à la tête la chaîne de vulgarisation scientifique Dirty Biology, avait ainsi révélé publiquement avoir été approché par une entreprise de "marketing digital" du nom de Fazze. Cette société, prétendument établie au 5 Percy Street à Londres, lui proposait alors de diffuser contre rémunération différents éléments de langage visant à dénigrer le vaccin de Pfizer.
Le youtubeur français n'est pas le seul à avoir été approché par cette entreprise : d'autres influenceurs, partout dans le monde, ont eu droit à la même proposition commerciale. Ceux-ci devaient faire circuler l'idée que le vaccin américain allait "transformer les gens en singes". Ils devaient aussi faire "comme si le sujet [les] passionnait", dire que "les médias mainstream n'en parlent pas" et "encourager les gens à tirer leurs propres conclusions".
L'ombre de Moscou
Rapidement, il est apparu que Fazze n'était en réalité qu'une coquille vide bénéficiant seulement d'une domiciliation à Londres, derrière laquelle se dissimulait une autre entreprise de marketing, d'origine russe, domiciliée à Moscou mais avec une filiale à Londres, AdNow.
À sa tête se trouve Yulia Serebryanskaya, une ancienne employée des médias d'État russes qui a travaillé à la communication de la campagne de Dmitri Medvedev et pour celle de Vladimir Poutine en 2012. Elle a également dirigé le département de publicité politique du comité exécutif central du parti politique de Vladimir Poutine, Russie unie. À Londres, AdNow est aussi enregistré au 5 Percy Street et est dirigé par un ressortissant russe, Stanislas Fesenko, appuyé par un citoyen britannique, Ewan Tolladay.
Selon le média britannique Finance Uncovered, le 5 Percy Street est également l'adresse de l'entreprise Always Efficient LLP, qui opérait sur la plateforme de cryptomonnaie BTC-e, utilisée par le groupe de hackers Fancy Bear lié au renseignement militaire russe (GRU) dans le cadre de l'ingérence dans la campagne américaine de 2016 (IO du 29/10/20). À la tête de Always Efficient LLP, on retrouve Sandra Gina Esparon et Evaline Sophie Joubert, dont les noms étaient déjà apparus dans une enquête de Bellingcat de 2019 qui s'intéressait aux schémas de blanchiment d'argent à Londres. Avant de prendre la tête de Always Efficient LLP, les deux femmes d'affaires dirigeaient l'entreprise Enchanted Business Solutions LP, laquelle fut ensuite reprise par Stanislav Fesenko.
Conquête de l'espace informationnel européen
En pleine campagne vaccinale, les révélations de Léo Grasset ont fait scandale. Le ministre français de la santé de l'époque, Olivier Véran, a alors dénoncé des propositions "minables", "dangereuses" et "irresponsables", mais ne s'est pas risqué à attribuer l'opération de désinformation directement à la Russie. De ce fait, la campagne a échoué, mais l'identité du client pour le compte duquel agissait Fazze/AdNow est restée un mystère et a empêché l'attribution formelle de l'opération de désinformation.
Selon nos informations, les limiers de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) s'étaient alors penchés sur l'affaire Fazze/AdNow, sans que celle-ci n'aboutisse publiquement. Il a fallu attendre août 2021 pour que Meta (maison mère de Facebook) ferme 65 comptes de son réseau social et 243 comptes Instagram liés à Fazze et AdNow, qui diffusaient des conspirations vaccinales.
Aujourd'hui, à l'aide de documents financiers de la galaxie d'influence gravitant autour d'AdNow qui ont fuité, Intelligence Online et ses partenaires peuvent éclairer toute la genèse des activités du groupe, qui a conquis l'espace informationnel européen à partir de la Roumanie. Elle peut être reliée à une vaste campagne d'ingérence visant l'Europe et les États-Unis attribuée à l'État russe.
Pépinière roumaine
Car la tentative d'approche de Léo Grasset était loin d'être un coup d'essai pour AdNow. Si la société s'est fait largement connaître à cette occasion en 2021, ses activités en Roumanie sont bien antérieures à ces révélations. Sur place, les actions de l'entreprise pro-Kremlin donnent le sentiment qu'elle y a testé discrètement diverses stratégies d'ingérences et de manipulation de l'information avant de les exporter plus largement en Europe.
Ainsi, des documents financiers démontrent aussi qu'AdNow est particulièrement liée financièrement et depuis des années à Romania TV (RTV), la chaîne locale de télévision la plus regardée en Roumanie qui ne cache pas son prisme pro-russe. Avec une centaine de condamnations, elle est aussi la chaîne la plus sanctionnée par le conseil national de l'audiovisuel roumain pour sa propension à diffuser de fausses informations. Récemment, elle a écopé d'une amende de 100 000 lei (20 000 €) pour avoir fait campagne dans seize émissions contre George Simion, l'ancien collègue de Calin Georgescu, le candidat pro-russe arrivé en tête au premier tour de l'élection présidentielle roumaine le 24 novembre.
Entre 2016 et 2020, près de 100 000 € ont transité d'AdNow sur les comptes des sociétés du groupe Romania TV. Selon les documents consultés par Snoop et Intelligence Online, les fonds sont issus de deux comptes situés en Lettonie et à Chypre, deux juridictions louées pour leur opacité.
Argent russe
Si cet argent est arrivé sur les comptes de la société audiovisuelle roumaine, c'est parce qu'AdNow dispose d'un partenariat avec la chaîne pour diffuser des publicités sur son site web, notamment pour de la médecine dite "alternative", mais aussi des placements financiers douteux faisant miroiter des gains d'argent faciles.
Au fil des années, AdNow a effectué des versements réguliers et fixes de 7 000 € à la chaîne RTV. Des montants qui, selon différents experts de la publicité en ligne interrogés par Intelligence Online et Snoop, ne semblent pas coïncider avec le trafic enregistré par le site web, qui affiche un peu plus de 300 000 visiteurs mensuels.
Pour que les calculs soient bons au regard des grilles tarifaires de la firme russe, il aurait fallu que 33 % des internautes qui consultent le site web de RTV cliquent sur les publicités d'AdNow. Une statistique très éloignée de la réalité du secteur de la publicité en ligne puisqu'en moyenne, seulement 0,47 % des utilisateurs finissent par cliquer sur les bandeaux publicitaires. Un responsable de la chaîne, interrogé sous couvert d'anonymat, finit par admettre que "les clics n'existent certainement pas". Interrogé, Mihai Oprea, coordinateur des contenus éditoriaux du site de RTV, a refusé de répondre à nos questions concernant l'argent russe d'AdNow.
Mais Romania TV n'est pas le seul média à avoir bénéficié de l'argent de la société moscovite. Un demi-million d'euros est aussi arrivé sur les comptes de Digital Atelier Interactiv SRL, une agence de publicité qui, jusqu'à sa fermeture en 2021, se vantait de placer des annonces dans de grands médias roumains ainsi que sur des blogs à l'audience bien plus confidentielle.
De la même manière que Romania TV, l'agence de publicité a également bénéficié de versements réguliers. Les factures ont aussi des valeurs mensuelles égales, mais deux mois font quand même exception en volume financier : en avril et en fin d'année 2019. Soit respectivement un mois avant les élections européennes, qui se sont tenues en mai, et au moment de la précédente élection présidentielle roumaine.
Au total, entre 2016 et 2020 en Roumanie, AdNow a effectué des paiements d'un montant total de près de deux millions d'euros à différentes entreprises roumaines. Un chiffre partiel qui ne prend pas en compte de possibles paiements en cryptomonnaie ou effectués par le biais de services comme PayPal ou Revolut. Aujourd'hui, elle diffuse encore des publicités sur 85 sites web, dont la version serbe de la chaîne paneuropéenne Euronews.
Témoignages sur place
Intelligence Online et Snoop ont retrouvé plusieurs employés d'AdNow en Roumanie, dont une personne occupant un poste de direction. Interrogée par nos soins, cette ancienne étudiante en communication qui a terminé son cursus universitaire avec un master en "gestion des marques" à Moscou désavoue les liens russes de l'entreprise. Selon elle, AdNow opère aujourd'hui à partir d'une société enregistrée en Bulgarie, Renodo Media Ltd, détenue par un citoyen géorgien, Giorgi Valerievich Abuladze. Si ces informations sont bien celles qui sont affichées sur le site web d'AdNow, Abuladze est surtout un trustee qui représente en réalité plus d'une cinquantaine d'entreprises à travers le monde, dont aux États-Unis, au Niger et en Europe.
Elle admet néanmoins qu'en 2021, au moment des révélations de l'affaire Fazze, "on nous a dit que si quelqu'un de la BBC ou d'un autre organisme nous contactait, nous ne devions pas répondre". Surtout, elle insiste pour affirmer que "nous ne sommes plus liés à la Russie […], nous n'avons jamais collaboré avec la Russie", quand bien même "le propriétaire était russe".
Un discours que vient contredire un autre employé d'AdNow en Roumanie, qui affirme à Intelligence Online que "toutes les publicités avec lesquelles il a dû travailler provenaient directement de Russie et étaient reliées systématiquement à de fausses identités" qui ne mènent jamais à rien.
Lien avec la campagne Doppelgänger
Dans les publicités d'AdNow identifiées par Intelligence Online et Snoop, certaines sortent particulièrement du lot. Plusieurs publicités font directement la promotion de faux sites web usurpant l'identité de vrais médias comme les versions roumaines de RFI (rfi.ro) et Digi24 (digi24.ro). Une usurpation d'identité à des fins d'escroquerie qui rappelle l'exact modus operandi de l'opération d'influence russe Doppelgänger, dont RFI a déjà été la cible (IO du 22/07/24).
Cette opération, initialement révélée par l'ONG européenne de lutte contre la désinformation EU DisinfoLab en septembre 2022, a été attribuée directement à l'État russe par la France à travers la voix du ministère des affaires étrangères au début de l'été 2023. Une attribution qui s'est faite conjointement avec la publication d'un rapport de l'agence chargée des luttes contre les ingérences informationnelles, Viginum, qui a dévoilé les noms de deux entreprises, Struktura et Social Design Agency, toutes deux étroitement liées à l'État russe par leurs dirigeants.
Interrogée à ce sujet, la même dirigeante d'AdNow en Roumanie a nié l'existence de ces publicités. Peu de temps après notre appel, celles-ci ont été discrètement retirées des sites partenaires d'AdNow…
Un copycat d'UberEats se mue en relais politique pour la présidentielle
En 2018, AdNow a aussi lancé en Roumanie une application de livraison de nourriture appelée FoodEx, promue avec le slogan "Take FoodEx anywhere". Une nouvelle application qui s'est, à l'époque, payé plusieurs encarts publicitaires pour assurer sa promotion et a usurpé des photos d'un restaurant singapourien étoilé au guide Michelin. Si plusieurs personnes ont tenté de l'utiliser, ont pu créer un compte et renseigner leurs données personnelles, l'application n'a jamais fonctionné. Et l'adresse de son prétendu siège, à Malte, renvoyait en réalité à un hôtel.
Avant de disparaître, des offres d'emploi pour l'application de livraison d'AdNow ont été diffusées sur la page Facebook d'un citoyen russe, Daniil Starkov. Selon son profil LinkedIn, celui-ci a occupé des postes chez Mail.ru et VKontakte, deux des plus grandes entreprises technologiques en Russie. Sur son CV, qu'Intelligence Online et Snoop ont pu consulter, Daniil Starkov explique être diplômé d'une formation intitulée "Programme présidentiel", un programme universitaire organisé par le ministère russe de l'économie. Contacté, Daniil Starkov n'a pas donné suite aux demandes d'interviews.
Après la disparition de FoodEx, le compte Facebook de l'application a été rebaptisé du nom de Matei Sergio, un candidat à l'élection parlementaire roumaine du tout nouveau Parti des jeunes (Partidului Oamenilor Tineri), fondé par Ana Maria Negrilă, une ancienne députée des conservateurs de l'Alliance pour l'unité des Roumains (AUR). C'est ce parti, créé opportunément l'année dernière, qui a été le premier à soutenir ouvertement le présidentiable pro-russe Calin Georgescu.
Financement des influenceurs conspirationnistes dès 2017
En Roumanie, AdNow a aussi misé sur les influenceurs bien avant de démarcher le Français Léo Grasset en 2021. En 2017 et 2018, l'entreprise russe a particulièrement investi sur l'influenceur santé Andrei Laslau, au point d'injecter 200 000 € dans son entreprise sur cette période. Pendant la pandémie de Covid-19, celui qui se présente comme le "Dr Oz roumain" a allègrement surfé sur le complotisme, engrangeant des millions de vues sur ses publications.
Si AdNow et ses sponsors russes l'ont choisi, c'est, selon lui, car il a un "énorme trafic", mais il ne se préoccupe pas de savoir d'où vient l'argent. Après la pandémie, l'influenceur n'a pas arrêté de surfer sur le fructueux créneau du conspirationnisme et publie dorénavant des théories du complot sur l'enrôlement forcé des Roumains pour aller se battre en Ukraine.
Autre influenceur roumain payé par AdNow, Daniel Polifrone, un ancien policier derrière le site conspirationniste pro-russe et anti-occidental AZ News. Entre 2017 et 2020, cet ancien policier fervent catholique a perçu de la part d'AdNow plus de 50 000 €. Interrogé sur le début de sa collaboration avec AdNow, celui-ci explique "avoir découvert cette société de publicité sur l'un des sites web d'une chaîne de télévision roumaine. [Il a] ouvert un compte, inséré un bout de code dans le site et les publicités (apparues) proposaient des crèmes et d'autres choses du genre". Daniel Polifrone a toutefois refusé de répondre sur la fin de sa collaboration avec AdNow, qui coïncide avec l'éclatement de l'affaire Fazze/AdNow en France.
Deux autres influenceurs conspirationnistes tendance médecine alternative ont été financés par AdNow : Razvan Miulescu et Nicoleta Miulescu, à l'origine de Secret Media, un autre site conspirationniste particulièrement actif pour diffuser de la désinformation pendant l'épidémie de Covid-19, qui a touché entre 2017 et 2019 plus de 100 000 € de la part d'AdNow.
Cette même stratégie de financement des figures du conspirationnisme se retrouve encore en 2024 aux États-Unis. Le ministère américain de la justice a ainsi pointé le fait que des influenceurs conservateurs et conspirationnistes avaient reçu plusieurs millions de dollars venant de Russie pour financer leurs activités. Au total, la société Tenet Media, par laquelle ont transité les fonds d'origine russe, a touché aux alentours de 10 millions de dollars par le biais de deux employés de RT, la chaîne de propagande du Kremlin. Le modus operandi était alors bien en place, après avoir été éprouvé en Roumanie.