La plongée dans le grand bain des intrigues du renseignement mondial ne pouvait pas être plus luxueuse : un mois à peine après sa nomination à la tête de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), Nicolas Lerner se retrouve à l'entrée du palace The Peninsula Paris, avenue Kléber, le 28 janvier. Une fois les statues kitsch orientalisantes franchies, il s'agit pour lui de rejoindre les suites réservées dans l'hôtel de luxe par la fine fleur du renseignement mondial, sur les dents.
William Burns, le directeur de la CIA, dispose de la sienne avec son équipe, multipliant les mesures et contre-mesures de sécurité – les différents interlocuteurs ne s'accordant mutuellement qu'une confiance toute relative –, tout comme son homologue du Mossad, David Barnea. Le premier ministre qatari, Mohammed bin Abdulrahman al-Thani, joue quant à lui presque à domicile : l'hôtel appartient à son pays depuis 2007.
Tous se retrouvent là pour y négocier un cessez-le-feu à Gaza. La présence du patron du renseignement français ce 28 janvier est restée secrète jusqu'à ce jour. Il a pourtant bien fallu qu'il vienne saluer ses homologues en tant que puissance hôte de ces pourparlers qui, neuf mois après, n'ont toujours pas abouti. Il n'y a cependant pas passé la nuit, pour laquelle il faut compter au minimum 1 500 €.
Propriétaires conciliants
L'ex-hôtel particulier de la Société de géographie est pratique à plus d'un titre : de sa localisation avenue Kléber, il reste rapidement atteignable en voiture depuis le périphérique, et donc des aéroports. Ce qui permet d'éviter le cœur de Paris, où se situent ses concurrents, tels le Ritz Paris et l'Hôtel de Crillon, où il faut prendre son mal en patience pour avancer, même si le véhicule est équipé d'une plaque diplomatique, depuis le début des travaux de voirie lancés par la maire de Paris, Anne Hidalgo.
De plus, les actionnaires de l'hôtel apparaissent rassurants pour chacune des parties : l'établissement a été racheté à la France en 2007 par le fonds de l'État qatari Katara Hospitality, lors de la frénésie d'achats de Doha d'avoirs à Paris à l'aide d'un aréopage de consultants (IO du 27/03/13). Mais Doha en partage néanmoins la propriété avec le fonds hongkongais Hongkong and Shanghai Hotels (HSH), contrôlé par la grande, mais discrète, famille juive de Hong Kong Kadoorie. L'actuel président du conglomérat, Michael Kadoorie, est récipiendaire de la Légion d'honneur et, via diverses fondations, participe à de nombreux projets de bienfaisance en Israël.
Les gérants des sociétés qui pilotent l'hôtel, Majestic EURL et sa holding faîtière, 19 Holding SAS, sont l'homme d'affaires qatari Irfan Sharief et le Sud-Africain Lourens Kruger.
Les Ukrainiens en place
Mais les maîtres-espions israéliens, américains et qataris ne sont pas les seuls à se plaire dans le hall ou sur les terrasses – notamment sur le toit – de l'imposant bâtiment en U. Selon nos informations, le Peninsula est aussi devenu le principal QG des officiels ukrainiens de passage à Paris, depuis l'offensive lancée par la Russie sur leur pays en 2022. Il est le lieu privilégié de résidence tant des membres du gouvernement que des forces armées et du renseignement du pays. Et ce, sous l'étroite protection – ou surveillance – des forces de sécurité françaises, tant les espions de Moscou restent actifs dans la capitale.
Ce sont dans les discrets lounges de l'hôtel, aux fauteuils chesterfield trop neufs pour être pris en affection, que sont négociés les contrats de livraison d'armes. Ainsi, lors du dernier salon d'armement Eurosatory, en juin, des agapes peu sobres ont réuni l'état-major ukrainien, français et les représentants des principaux groupes de défense (Nexter, Thales, etc.) engagés dans le soutien au pays. On ne sait pas, cependant, qui a réglé la facture.
Historique vietnamien de la diplomatie parallèle
À la faveur de ces crises à Gaza et en Ukraine, ce lieu, qui fut le premier siège de l'Unesco à la création de l'organisation en 1946, retrouve ainsi son lustre paradiplomatique historique.
Pendant la Seconde Guerre mondiale et l'Occupation de Paris, d'octobre 1940 à juillet 1944, le Peninsula, alors dénommé Hôtel Majestic, est occupé par le siège du haut commandement militaire allemand en France. Durant la Guerre froide, c'est dans ce bâtiment qu'ont eu lieu, en 1973, les premières négociations, alors secrètes, entre l'émissaire de la République démocratique du Vietnam, Lê Duc Tho, et le secrétaire d'État américain Henry Kissinger, en vue de signer les accords de Paris qui mirent fin à la guerre du Vietnam. Issue diplomatique heureuse qu'aucune des discrètes rencontres qui se sont tenues au Peninsula ces derniers mois n'a encore permis de reproduire pour les crises actuelles.