Manuel Valls, qui était ce lundi 22 juillet à bord du vol GF018 Gulf Air en partance de l'aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle (CDG) à 11 h 17, est arrivé à Manama, capitale du royaume de Bahreïn, en début de soirée. Jusqu'au 24 juillet, pour un forfait de 30 000 €, l'ancien premier ministre socialiste de François Hollande fait partie d'une délégation attendue par le chef de la diplomatie bahreïnienne, Abdullatif bin Rashid al-Zayani. Le groupe lui exposera les conséquences de l'ouverture d'une enquête préliminaire du Parquet national financier (PNF). Celle-ci porte sur la décision de la Cour internationale de justice (CIJ) du 16 mars 2001 au sujet de la délimitation des frontières maritimes entre le Qatar et Bahreïn.
Pour cette mission, Manuel Valls, qui a créé la société Binidali Conseil MV en juillet 2021, sera accompagné de l'avocat et ex-bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris, Christian Charrière-Bournazel, ainsi qu'Arnaud Lacheret, un professeur de sciences politiques à l'école de commerce Skema Business School, qui a auparavant travaillé à l'Arabian Gulf University à Manama. Tous ont été sollicités par l'un des avocats associés au bureau parisien du cabinet britannique DWF, Philippe Feitussi, qui organise le déplacement. Comme l'avait dévoilé Libération en février 2023, ce dernier représente le député (Modem) Philippe Latombe, à l'origine des signalements auprès du PNF, au titre de l'article 40 du Code de procédure pénale, concernant le litige historique entre les al-Khalifa de Bahreïn et les al-Thani du Qatar.
L'article 40 dispose que "toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs".
"Délégation technique"
Dans un courrier adressé le 12 avril au ministre al-Zayani, l'avocat Philippe Feitussi a informé le diplomate bahreïnien que le PNF a décidé d'ouvrir une enquête préliminaire au sujet des signalements du député Latombe et qu'il a pu avoir un entretien avec le procureur concerné. Une semaine plus tard, le 18 avril, Abdullatif bin Rashid al-Zayani invitait l'avocat à se rendre dans le royaume "avec une délégation d'experts" pour en discuter.
Contacté par la rédaction d'Intelligence Online, Philippe Feitussi indique qu'il s'agit "d'une délégation technique [composée par des] avocats [et des] magistrats car ils veulent savoir, là-bas, ce qu'il se passe ici". Concernant la présence de Manuel Valls, Philippe Feitussi avance que celle-ci s'inscrit dans le cadre d'une "réflexion géopolitique", mais s'explique aussi par une "dimension politique".
Quant au député Philippe Latombe, réélu le 7 juillet dans la première circonscription de Vendée, il prendra part aux échanges en visioconférence. Et ce, tout comme Céline Clément-Petremann, une directrice conseil du cabinet de communication Vae Solis d'Arnaud Dupui-Castérès. Celle-ci dispose d'entrées au PNF puisqu'elle en a été la directrice de la communication entre 2017 et 2020. Contactée, Céline Clément-Petremann nous a confirmé avoir été recrutée pour cette mission en vertu de son expérience au PNF.
Les frais de ce déplacement, qui s'élèvent à 100 212 €, sont pris en charge, selon les documents qu'a pu consulter Intelligence Online, par le client, à savoir le ministère des affaires étrangères de Bahreïn. Selon nos informations, le règlement à DWF pourrait être effectué via un discret fonds d'investissement basé à Hong Kong, Queen Capital International Ltd.
Un député à la manœuvre
Dans son signalement effectué auprès du procureur de la République financier, Jean-François Bohnert, qu'Intelligence Online a pu consulter, le député Philippe Latombe estime que dans le cadre du contentieux qui a opposé Bahreïn et le Qatar à la Cour internationale de justice (CIJ) entre 1994 et 2011 au sujet de la délimitation de leurs frontières maritimes, "les éléments portés à [sa] connaissance laissent penser que ces décisions pourraient être le résultat de comportements qualifiables de corruption et de trafic d'influence destinés à emporter la décision de certains juges en faveur du Qatar".
La CIJ, dans son arrêt du 16 mars 2001, avait estimé que le Qatar était souverain sur la région de Zubarah et sur l'île de Jinan. Les îles Hawar tombaient quant à elles sous la souveraineté de Bahreïn. En outre, cette décision, qui empoisonne toujours les relations qataro-bahreïniennes (IO du 02/12/22 et du 04/03/22), a permis de sanctuariser le contrôle de Doha sur le méga-champ gazier offshore de North Field West, dont Bahreïn est de fait largement exclu.
Pour motiver ses signalements de 2022 et 2023, plus de vingt ans après cette décision, le député Philippe Latombe indique, entre autres, que les acquisitions de biens immobiliers par l'ex-ministre des affaires étrangères algérien Mohamed Bedjaoui, l'ancien président de la CIJ chargé de l'affaire de 1994 à 1997, ainsi que par l'avocat du Qatar sur ce dossier, Ali bin Fetais al-Marri, et le consultant Jean-Paul Soulié, bien connu des lecteurs d'Intelligence Online (IO du 23/11/16 et du 22/01/14) "ne correspondaient pas à leurs ressources". Sur ce point, Philippe Feitussi, organisateur du déplacement, nous indique toutefois "ne pas savoir qui est le corrupteur" mais qu'il fait état de "distorsions suspectes".
Selon Céline Clément-Petremann, il ne s'agit pas de "revenir sur la décision de 2001" mais d'étudier de "potentiels faits de blanchiment". Même son de cloche pour Philippe Feitussi, qui insiste qu'il est "important que quelque chose soit fait, pour monter que l'institution a pu connaître de la corruption".
Contactés, Christian Charrière-Bournazel et Arnaud Lacheret n'ont pas répondu à nos sollicitations, tout comme le Communication and Media Directorate du royaume de Bahreïn.